Aujourd’hui nous sommes le 18 février.
Aujourd’hui, tu as l’âge d’un éternel jeune homme, l’âge de cette fossette, au creux de la joue droite, qui riait avec toi, même les jours de désespoir humain. L’âge de ce jeune saxophoniste qui, dès 18 ans, jouait chaque soir avec ses meilleurs amis avec lesquels tu avais créé un jazz band ; mais tu jouais également dans la fosse d’orchestre du théâtre de Saint-Quentin et tu avais eu le privilège d’accompagner quelques illustres chanteurs alors en tournée provinciale.
Aujourd’hui, tu as l’âge de ce jeune militaire, prisonnier avec ses camarades dans un train en partance pour le Stalag XA. L’âge de ce jeune homme rassurant ses parents : Je deviens grassouillé car malgré des heures de travail le régime alimentaire d’ici me laisse en parfaite santé. De ce jeune homme qui devenait bon cordonnier et le dimanche soignait les cent paires de chaussures des copains. Tu omettais de préciser après-midi, puisque selon le Kdo-Führer le travail du dimanche matin est à considérer comme une compensation de la nourriture du jour. Tu as l’âge de ce jeune homme qui ne se plaignait jamais et préférait prendre soin des autres prisonniers.
Aujourd’hui, tu as l’âge de cet homme de confiance, élu sans s’être présenté, qui écrit à Roger Didier * : Aujourd’hui le même grenier humide et malsain abrite 26 français et 42 serbes… nos camarades de misère. Et qui prie Dieu de refabriquer le cerveau et le cœur humain, ce qui aurait dû être sa préoccupation depuis longtemps. Ce grenier, tu le décris aussi à ta famille : Notre grenier éclairé seulement par nos deux grands fourneaux, on ne distingue que charpentes et immenses caisses de bois. On devine que cela est habité, quelques toux et ronflements de gus anéantis de fatigue. Si l’on pense qu’il y a quatre-vingt six gars, cela est un grand silence ; chacun est dans sa case couché ou plus souvent assis et écoute les trémolos* qui sont tous des rires, de l’amour ou des sanglots du pays…
Aujourd’hui, tu as l’âge du musicien, de l’excellent saxophoniste* prenant l’initiative de jouer sur la place du Marché de Saint-Quentin, en août 43, au profit des prisonniers de guerre. Tu venais à peine d’être libéré, dans le cadre de la Relève, du terrible Stalag XB de Sandbostel, que tu avais rejoint le 22 mai 1942, pour une longue année de détresse, assez effroyable pour que tu prennes le risque de t’empoisonner, en avalant du savon, afin de pouvoir retrouver les tiens. À ton retour, tu ne pesais plus que 36 kg !
Aujourd’hui tu as l’âge de ce père aimant qui me prenait dans ses bras chaque matin, moi l’enfant souffreteuse, pour descendre l’escalier et m’installer confortablement dans la méridienne du salon ; chaque soir, tu faisais le chemin inverse, avec le plus merveilleux des cadeaux : un livre… de Victor Hugo, de Zola, de Colette ou de Françoise Sagan, au grand dam de notre mère qui les trouvait sulfureuses. Mais toi, tu voulais, mine de rien, que ta gamine de onze ans comprenne la vie et pourquoi tu la protégeais tant.
Parfois tu me parlais de ces Stalags, de tes camarades, de cette patronne allemande si charmante et attentionnée, la citant en exemple pour ne pas stigmatiser tout un peuple, lui aussi victime d’un régime effrayant. Est-ce à cause d’elle que tu as été muté au XB, à cause d’une tentative d’évasion ou simplement… à cause de la maladie, comme le laisse entendre l’un de tes derniers courriers, parlant de ce camp de prisonniers comme d’une dernière étape vers la France ? Je ne sais, tu restais assez flou sur ces sujets là et j’étais bien jeune. Tu me parlais aussi de ces prisonniers russes torturés, considérés comme des sous-hommes, assassinés, de l’autre côté des barbelés. Tu me racontais que vos camarades et toi refusiez de manger les rares morceaux de viande servis dans la soupe aigre car les allemands faisaient circuler la rumeur que c’était du russe. Je me souviens de l’effroi que je ressentais. Mais je me souviens surtout de ta résistance à toi dans les deux premières années de captivité. Elle m’a marqué à jamais et m’a certainement insufflé cet esprit de douce rebelle ! Tu avais choisi le métier de cordonnier, celui de ton père que tu regardais faire pendant ton enfance. Tu travaillais à la machine, sur les chaussures des soldats allemands. Et c’est là que tu as eu ta petite idée de génie : pour chaque paire, raccourcir l’une des deux semelles d’une demi pointure ! Ainsi, disais-tu, l’inconfort les empêchera de courir, d’avancer pour venir massacrer tes compatriotes ! Ta part de colibri* de l’époque… Car tu as toujours été, sans le savoir, un colibri, courageux, prêt à faire ta part et même bien plus.
Aujourd’hui 18 février, je relis tes courriers de guerre qui tous se terminent par Bonjour à ma Mène. Mène, ta première femme, ton grand amour, disparue trop jeune avant guerre, mais dont le souvenir t’aidera à traverser ces années terribles et dont tu donneras le prénom à ma grande sœur chérie.

Aujourd’hui, tu as l’âge de ce père adoré qui me confia en secret la photo de Mène, son ange gardien, celle de votre mariage, dans un grand carton à dessin, le carton de tes 17 ans, lorsque tu suivais, le soir après tes journées ouvrières et avant tes concerts, les cours de dessinateur textile. J’avais 20 ans, je venais d’entrer aux « Z’ArtsZ’A », section mode. Ce carton, je l’ai toujours, avec la grande photo de mariage. La photo de Mène, elle est sous mes yeux, près de la tienne.
©Isabel da Rocha, née Dubois. 18 février 2020.
* Roger Didier , homme de confiance général, représentant du Maréchal Pétain dans les camps. Cf. Au Stalag XA de Serge Daël. En décembre 1942, Robert Daël se rend au Stalag XB. Peut-être Charles Dubois et lui se sont-ils croisés… Recherches en cours ! Daël s’exclamera en revenant du XB : bon sang qu’on est bien au XA !
* Photo d’en-tête : 7 août 1943, second à partir de la gauche.
* Le son de la mandoline, jouée par le surnommé professeur Nimbus chaque soir après 21h30.
* Colibris : Mouvement citoyen où chacun, dans le respect de la nature et de l’humain, fait sa part.

