Pour l’ami Jacky Aymon, ce petit fragment d’un ouvrage à venir…
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Cherry retrouve les mots de l’enfance, la berce doucement :
— « Chut, chut… calme-toi, ma Mimi. Perles de pluie, lumière de brume. Calme-toi gente fille, le chasse-rêve est passé, je suis là, de retour, près de toi. »
Elle la berce, tandis que les filles et Luigi lui préparent une tisane, l’enveloppent de tendresse. Les larmes se tarissent et un timide sourire revient sur le visage de Michèle. Nora, leur Cherry, est bien de retour. La voix des filles leur fait reprendre pied :
— « Je crois que nous devrions aller faire une longue marche, pour nous aérer l’esprit. Il y a du soleil. Et cela fait beaucoup trop d’émotions en quelques jours pour nous tous.
— Tu parles ! De véritables télescopages, tu veux dire… » s’exclame Ashley.
— « Tu as raison. Où va-t-on ? En forêt ou au Gué-Taureau ? Jusqu’au moulin de Champigny ?
— Oh ! Oui, vers le moulin, la Cisse est si belle là-bas.
— Voyons si cela fera revenir mes souvenirs…
— Tu ne te souviens de rien, vraiment…
— Juste des flashs… Des images et des sensations, comme je te l’ai dit. Mais ne t’inquiète pas, je me souviens bien de notre complicité ; je la sens, là, au fond de moi.
— Maman, Nora, c’est une bien longue promenade… Êtes-vous sûre ?
— Ce n’est pas dix petits kilomètres qui vont nous effrayer ! » répondirent-elles en cœur, en éclatant de rire.
Dix minutes plus tard, ils marchaient ensemble, silencieux, sur le chemin bas de Bury, entre champs et rivière, vers Molineuf, les deux sœurs soudées l’une à l’autre par le bras, en une promesse d’éternelle réunion. Ce serpentin de terre les mena à un carrefour où les attendait, quelques mètres plus haut, d’étranges silhouettes, au regard tourné vers l’ouest, sculptés dans les troncs élancés d’une haie sacrifiée : les D’Aymon. Ils se tinrent un bon moment près d’elles, Nora caressant de la main l’écorce rugueuse, observant ces marcheurs immobiles, scrutant l’ébauche des visages déterminés, souriants. Toute une famille se tenait là, réunie en file indienne, solidaire, cheminant obstinément vers leur paroisse, plus anges que démons. Elle les étreignit l’un après l’autre, écoutant chaque cœur d’arbre toujours vivant, malgré de profondes blessures. Comme eux, elle cheminait vers une nouvelle vie, à moins que ce ne soit l’ancienne.
— « Je me sens comme ces surprenants randonneurs : les jambes solidement ancrées dans cette terre, ma mémoire ressemblant à ces arbres secs et ardents, passionnément patinés, ressuscités par la main d’un artiste. La sève de la vie est toujours là, tapie au plus profond d’eux, prête à jaillir et à en démordre. Ils m’apaisent, me réconfortent et m’encouragent. »
Ils se décidèrent enfin à redescendre pour passer le petit pont sur la Cisse, laissant à gauche le lavoir, le vieux moulin, mais s’arrêtèrent à l’hôtel du Pont pour que les deux sœurs achètent des cigarettes, au grand dam des jeunes filles.
— « Vous n’allez pas polluer l’air pur de la campagne ! Maman, je ne savais pas que tu fumais. Nora, je t’en prie.
— Ne t’inquiète pas, gente fille, je viens juste d’avoir l’un de ces flashs : Mimi et moi, dans une soirée modeuse des années 80. Il me semble que nous fumions autre chose que du tabac. Cela était prisé à l’époque ! Je sens que cette cigarette va stimuler quelques neurones endormis. »
Deux kilomètres plus loin, elles ne purent y tenir :
— « Mais que sont devenus Yllka, Nikola et Florim ?
— Ils n’ont pas voulu faire de demande d’asile, et sont retournés dans leur pays en 1996, juste après la perte de notre cabane. Je n’ai jamais eu de nouvelles, ce qui est normal puisque je n’avais ni nom, ni adresse à leur laisser.
— Si tu connais leur nom de famille, on peut faire une recherche sur internet… » propose Ashley.
— Les connaissant, je doute du résultat, mais j’aimerais tant les revoir. Ils m’ont sauvé la vie. Florim doit avoir plus de trente ans maintenant.
— Et, toi comment as-tu vécu ensuite, et comment t’es tu souvenu de ton nom ? »
Nora raconte comment elle a vécu dans un premier temps, avec Carole et Bernard, dans ce squat. L’homme était violent, colérique, surtout quand il était ivre, mais les protégeait contre l’appétence des autres ; la vie était, est toujours, très dure, brutale, dangereuse pour les femmes dans ce monde en marge ; elle dormait aussi un peu dans la rue, toujours en groupe. Mais elle n’avait pas envie de rester inactive face à cette misère qui la grignotait peu à peu ; elle n’avait plus Florim à qui se dévouer. Alors, elle avait proposé son aide pour apprendre le français aux migrants dans les centres d’accueil ; elle se présentait sous le nom d’Era Angel, le nom de cette librairie lui ayant plu ; elle racontait qu’elle avait perdu ses papiers, qu’elle était amnésique mais française, ce que son accent bien parisien confirmait ; elle ne demandait qu’un hébergement en échange de ses services. Au début, cela avait été difficile, à cause des règlements, le personnel voulant en savoir plus ; et finalement devant son efficacité et le manque de moyens dont disposait ces centres, elle avait réussi à y faire sa vie. Et elle y était pleinement heureuse. Elle avait trouvé sa voie, Era, celle que l’amnésie avait rendu libre de se réaliser !
— « Mais ensuite… Ta véritable identité, comment l’as-tu retrouvée ? » insiste Fleur, impatiente.
Ils étaient arrivés au Gué-Taureau, laissant sur leur droite le chemin de Coquine, ainsi nommé car il menait à la longère qu’habitait autrefois l’une des nombreuses maîtresses de François 1er. Puis, quelques trois cents mètres plus loin, ils s’arrêtèrent sur le petit pont, appuyés ensemble sur le garde-corps, observant l’eau calme qui s’écoulait sous la façade de l’ancien moulin d’Andillon, toujours habité. Le paysage apaisait leurs pensées tumultueuses. Nora restait silencieuse, s’imprégnant de ces lieux qu’elle avait maintes fois parcourus, elle en était sûre : elle fermait les yeux, à la recherche de sensations, de souvenirs.
— « Allons plus loin. Dis-moi, ma Mimi, j’ai l’impression que nous avons souvent fait cette promenade toutes les deux.
— Oui, souvent, comme bien d’autres que nous ferons encore ensemble.
— Il va falloir que tu me racontes, toi aussi, notre vie. Je viens d’avoir une bribe de souvenir : plus loin, vers la gauche, il y a un petit chemin de terre, n’est-ce pas ; je vois un pont, à nouveau, puis sur le chemin… à droite je crois, un autre moulin… puis dans l’épaisseur de la colline, une petite cascade, l’entrée d’une grotte, d’un souterrain… Je nous vois toutes deux en pousser la porte.
— Oui, tu as raison. Il s’agit de la grotte de la Fontaine, dite d’Orchaise, et cette entrée est peut-être celle de la cave aux Renards, enfin… Il me semble, si tu parles du sentier qui passe sur la hauteur.
— Je me souviens… Ma mémoire est comme ces souterrains, ensevelie derrière une lourde porte, mais prête à jaillir comme cette petite source. J’ai bien peur aussi que certaines cavités en restent insondables à jamais. Il faut peut-être m’en réjouir. Allez, continuons, allons revoir ce chemin ! »
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©Isabel da Rocha
« Un tabou voyageur – Extrait. Dépôt SGDL 38387. 2020