À la Douce Heure

4 avril – 17 h.

Il y a du monde dans ce petit salon de thé, majoritairement des femmes. Exactement vingt-cinq femmes pour trois hommes et 3 enfants, ou devrais-je dire 25 femmes et 6 enfants, tant le genre masculin me semble toujours adolescent.

Je suis installée dos au mur à l’une des petites tables carrées. Le brouhaha me fait du bien ; il est comme une lame de fond qui m’envahit l’esprit, le plonge dans un océan de mots, le nettoyant de ses scories. Le moulin à café en broie les derniers grains de tristesse. Je m’offre un petit plaisir rare, et solitairement égoïste, avec tarte craquante au citron et thé earl grey ; je laisse aller… Peu à peu, j’émerge de cette mélancolie qui m’envahit depuis des mois et les mots prennent sens ; je ne suis plus seule. Regret de ne pas avoir emmener un carnet pour croquer les 3 copines à côté de moi, un peu pénibles à ne parler qu’Alzheimer et aides à domicile. N’ont-elles donc rien d’autres à se raconter ? Aucun film, aucun livre, aucune rencontre à partager ? Pour la lessive tristesse, c’est un peu raté et elles ne sont même pas drôles ! Allez, je me bouche l’oreille gauche, celle du cœur. À ma droite, elles sont plus jeunes et sympa, souriantes aussi et discrètes.

Je n’entends plus que la musique d’ambiance, très années 80, jazzy, et je déguste le craquant de la tarte qui croustille à son rythme. Détente hors temps…

La vioque aux cheveux rouges et courts s’agite soudain et hurle sa sinistrose, envahissant l’espace qui m’entoure et franchissant la barrière de mon doigt. Ouf ! C’était son cri du cygne, elles sont parties. Les dernières poussières de tristesse s’échappent avec elles et se dissolvent. Détente à nouveau…

Une jeune femme brune que j’aperçois de trois-quarts me rappelle Catherine M. ; la même gestuelle gracieuse, déterminée, la même coupe de cheveux voltigeant au ras des épaules. La ressemblance va jusqu’au pull noir au décolleté dos et dentelle pudique. Elle me manque, l’artiste. douze ans que je ne l’ai vue, mais je suis si fière de sa grande réussite.

Les grains de tristesse reviennent se coller sur mes paupières, je ne sais pourquoi. Nostalgie d’un temps passé ? Peut-être d’avoir évoquer Robert Laffont avec Nathalie P., de lui avoir raconter cette rencontre émouvante. Je venais de lancer ma maison d’édition, et comme d’autres, il pensait que je ne me plaçais pas du bon côté. L’homme s’était longuement confié à moi pour finalement me complimenter sur mon travail, me conseiller d’écrire, de me lancer. Il ne savait pas qu’en ce temps-là, j’avais d’autres combats, trop douloureux, me laissant peu de temps. Et j’étais trop timide pour le lui dire, ni même oser lui dévoiler mon travail. Et pourtant, ce n’est pas une occasion perdue, comme certains pourraient le penser, mais le souvenir précieux d’un moment, d’un air partagé entre deux humains, deux générations qui se comprennent. Il avait alors 85 ans, un regard adolescent, moi 48, et je me souviens encore de sa tirade : « Lorsque j’ai créé ma maison d’édition pendant la guerre, j’avais l’argent, mais pas le papier ; vous, vous avez le papier, mais pas l’argent. L’un comme l’autre, ce n’est pas facile, vous êtes bien courageuse. Réglez ce problème en prenant la plume. » Je l’ai écouté, en secret et sans regret.

Mais peut-être est-il temps de me lever ! À bientôt, Douce Heure…

©IdR – 2023