La roue de secours

Nathan s’étire ! Moment privilégié du réveil, volupté, la vie s’infiltre en lui, éveillant doucement les fibres des muscles, des soléaires au chef frontal ; le lent allongement du corps chasse le drap, l’air frais court sur lui en vagues légères avant de se réfugier dans la chaleur des bronches, la peau frissonne, le cœur s’échauffe au rythme de l’extension avant de s’élancer dans sa course de fond quotidienne. Auparavant il veut encore s’ébrouer et s’émeut dans cette fusion organique, dans ce presque orgasme sensuel ; doucement… il lui faut retarder l’instant brutal où l’esprit s’échappe hors du lit pour le regarder narquois, comme l’ombre échappée et espiègle de Peter Pan. Doucement… rien n’est comparable à cette longue et lente jubilation, ce balancement entre rêve et réveil ; réjouissance égoïste, narcissique même. Aucune femme ne lui procure un tel plaisir dans l’embrasement du corps et de l’esprit. Et pour rien au monde, il ne le partagerait, même avec Claire, sa femme.

Claire, sa femme… Jamais ils n’ont vécu réellement ensemble. Amis d’enfance, puis adolescents complices, à vingt-deux ans, enfin amants, ils se sont mariés un soir d’ivresse partagée dans une des chapelles de Reno. Claire lui avait offert ce voyage au Nevada pour ses trente ans. Dix jours de folies effrénées et le matin du départ, ils s’étaient réveillés dans cette chambre ridicule et rose, un anneau à leur doigt ; ils en avaient ri pendant longtemps. De retour en France, ils n’ont rien changé à leurs habitudes, et n’ont pas plus songé à faire enregistrer cette union, malgré la naissance de leur petite Stella.

Stella… Ne pas laisser son esprit divagué vers cette lointaine constellation. Ne pas ternir ce moment de volupté. Se concentrer sur Claire, Claire, sa chère Claire.

Depuis vingt ans, ils se voient tous les lundis et jeudis soir, dînent ensemble et se quittent toujours à trois heures du matin. Ils font rarement l’amour, en fait plus jamais. Claire est grande, peau ambrée, lisse et douce. L’étrangeté du visage, aux proportions félines et larges yeux obliques, est accentuée par la coiffure balzacienne aux larges bandeaux d’un roux profond noués sur la nuque. Le plat des pommettes, d’une étrange blancheur à peine teintée de rose, capte la moindre lumière et souligne le regard d’un halo lunaire, là où le commun des mortels porte de lourds cernes. Elle accentue la ressemblance avec le délicat Gazé par un subtil trait d’eyeliner et une touche de poudre nacrée.

À chaque rencontre, Claire le surprend par ses tenues, tantôt prudes, tantôt suggestives, toujours naturelles et féminines, sans ostentation. En scénariste de talent, elle s’est forgé un style en adéquation avec sa singulière beauté. Il n’a jamais compris, bien qu’il en fasse son profit, le désir de ce siècle pour les chairs étalées sur les affiches, épandues sur les bus, dilatées sur les murs. Froide vulgarité d’une nudité pré-consommée, digérée et dégorgée, sans humour ni humanité. Comment la gent féminine toujours si prompte à défendre ses droits peut-elle accepter d’être ainsi offerte en pâture, écartelée, avilie, peinte et repeinte comme une prostituée de l’ancien Chabanais ? Mais il y avait longtemps que le « porno chic » avait fait une entrée fracassante dans un monde putassier à souhait. Ces excès lui semblent aussi choquants et criminels que l’enfermement des femmes sous la burqa. Les deux extrêmes se rejoignent dans une même négation de l’être féminin. Cela le rebute, sans doute sa part de féminité qui le titille, mais il ne va pas gâcher son plaisir du matin pour un état d’âme passager. Aux femmes de se défendre, elles savent si bien sortir leur griffes si nécessaire. Il est à peine réveillé que son esprit fugue déjà, le trahit, et force sa conscience. Le monde est ainsi, lâche, cynique, cruel, opportuniste, lui aussi, que peut-il y faire ? Reviens, esprit, reviens vers la douceur, vers Claire. Claire sait que la naissance esquissée d’une épaule, la sophistication d’une doublure dévoilée, le noir jersey amoureux des courbes le plongent dans un état de délice absolu. Elle maîtrise parfaitement cet art évocateur. À chaque rencontre, il l’accueille d’un baiser tendre sur les lèvres. Et il aime la titiller de son indifférence, s’appliquant à garder le regard froid alors que ses pupilles ne perdent rien du spectacle. Le jeu s’instaure pour la soirée : elle, désirable, aux gestes vifs, lui, réservé, en retrait, presque arrogant. La conversation roule sur les derniers potins de la mode et les défilés qu’il met en scène pour les plus grands créateurs ou sur les dernières excentricités des hommes politiques qu’elle met en selle. Ils ont beaucoup de relations professionnelles communes. Chassé-croisé de deux mondes parallèles, futiles et décadents, financièrement juteux et surtout sources inépuisables de critique et de rire. Il sait qu’elle a quelques parts dans un club du Quartier latin, elle ne semble pas vraiment s’en préoccuper, et n’en parle jamais. Il réalise qu’il ne sait presque rien d’elle et c’est mieux ainsi. Rien ne peut venir ternir cet étrange amour. Leurs mains rythment leur bavardage et jouent la même partition depuis des années : il aime lui caresser, du bout des doigts, le poignet et les phalanges si fines ; elle aime caresser, du bout des doigts, sa paume charnue. La tension et le désir montent subrepticement en Claire, trahis par de timides rougeurs à la naissance de la clavicule et les gestes subtilement plus nerveux. Mais jamais elle ne se départit de son apparente sérénité face à son indifférence. Jamais il ne l’a vue en colère. Jusqu’à ce jeudi dernier, en fait, hier. À moins que ce ne soit il y a trois semaines. À moins que ce ne soit le mois dernier.

Ils avaient dîné chez lui et il avait été particulièrement distant et froid, renonçant même au jeu de mains sur la table ; pourtant elle était attirante dans sa petite robe noire. Tandis qu’il l’admirait furtivement, il lui avait fallu faire appel à toute sa maîtrise pour ne pas se laisser submerger ; il avait feint une fatigue insurmontable et une grande morosité ; ce désir violent et primaire n’allait pas gâcher son plaisir d’esthète. Ils valaient tous deux mieux que cela. Après dîner, il se tenait à distance, dans le salon, caressant de la main les jantes chromées de son objet fétiche, une roue de MGA 1500. Il s’était offert cette voiture à la signature de son premier contrat publicitaire, l’avait revendue quelques années plus tard, mais, fétichiste, en avait gardé la roue de secours. Et elle lui était d’une grande aide dans les moments de tension ou de réflexion, ses doigts sautillant d’un rayon à l’autre ; il les comptait dans un sens et dans l’autre ; il ne tombait jamais juste, mais dans cet exercice répétitif, sa pensée se détendait comme en ce moment précis où il luttait contre son désir.

Soudain Claire s’était figée, dans un mouvement de rotation, les yeux fixés sur la roue. Elle lui faisait penser à une panthère fauve, brusquement aux aguets, surprise une patte en l’air, la tête de côté, un papillon aux ailes éclatantes sur la truffe. Il aurait éclaté de rire si elle ne s’était tout de suite redressée, hautaine et furieuse, et n’avait sifflé d’une voix pourtant calme :

 Ce dîner était le dernier. Je ne peux même pas dire que je ne suis que la cinquième roue du carrosse. Ton fétiche en a pris la place. Tu accordes à cet objet plus de caresses que tu ne m’en as jamais données. Et il t’a transformé en un monstre aussi froid que ce chrome. Que sa raideur te mange la cervelle et le corps à jamais ! Adieu Nathan.

Et elle s’en était allée. Jamais elle n’avait été aussi belle que dans ce bref moment de colère : silhouette altière et fragile, lave incandescente du grand front arrogant, pommettes blanches d’indignation, bouche dédaigneuse, ligne oblique du cou… La composition est parfaite, en clair-obscur. Instantané. Nathan mémorise. Point d’orgue. Nathan exulte. Lui seul a été capable de l’amener à ce paroxysme de beauté. Lui seul a profité de cet unique instant. Elle est son chef d’œuvre, l’aboutissement de sa longue quête de désir transcendé. Nathan vibre.

En un instant, le temps d’une jambe qui se déplie et s’étire, l’errance de sa pensée l’a mené de sa jouissance matinale à cette évidence, à ce coït absolu entre l’artiste et son œuvre, entre Dieu et sa créature.

Et, en un instant, la douleur est là, fulgurante, stridente, impitoyable démone aux pouvoirs pétrifiants.

* * *

Claire s’assied face à Nathan. Sans un regard, elle lui prend la main, la retourne et caresse lentement l’intérieur de la paume ouverte. Elle n’a rien changé de leurs anciennes habitudes. Elle lui rend visite deux fois par semaine, dîne près de lui et s’esquive vers onze heures du soir. Ce rythme leur a convenu pendant tant d’années.

Mais, ce soir, les yeux baissés, elle raconte.

Elle raconte leur complicité d’enfant retrouvée à vingt-deux ans, leurs conversations de jeunes amants, sincères et passionnées, leur complicité, cette fusion de l’esprit et des corps, leur mariage à Reno, entre deux missions professionnelles, leur folie et leurs rires.

Elle raconte enfin l’attente, les mois de fébrilité partagée, puis la naissance, l’ivresse du bonheur avec la petite Stella, leur étoile filante.

Elle raconte la mort subite du nourrisson, la douleur, cette spirale brutale et violente, l’absence et la culpabilité, l’amour tout à coup délaissé, les désirs contrariés, le corps abandonné, l’immense détresse compensée en une quête de travail incessant.

Elle raconte le pardonnable.

Demain elle racontera l’indicible, l’inconcevable. Elle racontera l’indifférence. L’indifférence, cette sœur jumelle de la violence. L’indifférence, cette haine en creux, ce puits étroit, noir, sans fond dans lequel il l’oublie depuis tant de mois. L’indifférence, cette agonie lente, insipide, gluante comme une toile d’araignée, cet étouffement inéluctable. L’indifférence, ce crime si lisse, si parfait. Demain elle racontera l’impardonnable.

Elle annoncera alors son départ vers l’Asie, dans quelques jours, le contrat accepté à Shanghai. Un espoir de non-retour, sa fuite loin de ses fantômes qui l’attirent vers un ailleurs inexorable.

Elle l’annoncera, en voix off, sans bruit et sans paroles. Puis elle se lèvera, se dirigera vers le mur et les doigts encore vibrants de ce long monologue, elle caressera les jantes chromées, glissant sur les rayons, les pinçant entre le pouce et l’index, l’un après l’autre, lentement, très lentement. Jusqu’à reddition totale des émotions.

Alors elle regardera l’homme impuissant et figé dans son fauteuil d’acier, l’homme dont seul le regard clair peut encore se mouvoir vers sa main et la caresser. Elle le regardera sans passion, sans désir, sans regret, sans colère. Elle sera enfin libre.

©IdR