Fragments de crevettes

Yeux fermés, bonheur à fleur de joue, cette musique m’enchante. À contrario de la Seine roulant des vagues incertaines et glauques à quelques enjambées d’ici, elle m’entraîne dans son chant aux rythmes endiablés de voix entrecoupées, de rupture, de contretemps, de silences suaves ou rauques. Enveloppée de ce manteau de patchworks sonores, je me laisse dérivée, happée, kidnappée par ces bribes de vie. Le français s’entremêle d’anglais, d’une pointe d’italien et de cantonais, à moins que ce ne soit du mandarin. Ce brouhaha immense mais contrôlé, ces voix inconnues qui se superposent, se coupent, s’effacent, luttent pour parvenir à mon oreille en éveil, sont une couche de tissus et de fils précieux dans lesquels je me love avec délice. D’otage, je deviens brodeuse.

— « Là ? »

— « Non non, enfin si… c’est délicat à dire…

 — Allez raconte, tu m’excites ! »

 — Alors, regarde mes mains : il faut qu’elles se tiennent ensemble, comme cela, c’est important ! Pour la vibration, tu comprends ? »

— « Oui, j’imagine, j’imagine… Oh ce sac… il est top moumoute, mais qui voilà…

— Tu m’écoutes ? Ah… Bonjour ! »

— « Deux ans rue Oberkampf ! Trop bruyant… on habitait au 2e étage. J’en pouvais plus… Ce que j’aime maintenant, c’est la lumière de cet appart… Être au 4e étage ça fait la différence, l’air vibre, sans contrainte… »

— « Oui c’est vrai, il faut attendre le discours. Mais en même temps…

— Bien sûr… et il a tellement de charisme…

— C’est vrai, t’as trop raison… il faut lui faire confiance. Je suis sûre qu’il saura faire vibrer son public. »

— « Merci pour le déjeuner ! C’était bien cette rencontre… parce que maintenant pendant trois semaines on ne va plus se voir… c’est ça…

— Ah oui, bien sûr, tu es en plein déménagement ! »

Chassé-croisé de conversations… Étonnant cette résonance des paroles qui vibrent en s’entrechoquant, à moins que ce lieu ne fasse écho. Surtout, ne pas briser cette musique humaine : une basse fugue avec l’alto pour s’enfuir allegro, un autre force la cadence et donne les grandes orgues, me chahutant le tympan, d’autres orchestrent des rumeurs… Et tout cela dans un étrange tempo.

— « Ah voilà… enfin tu as compris… »

— « Il ne se sent pas uniquement français, son pays d’origine est important… »

— « Justement au niveau… »

— « Ah… good… »

— « Je l’ai revu à Sciences Po… le grand… tu sais ce type, le représentant de l’Autriche qui a été ministre… un scientifique… il est venu faire une conférence… »

— « Et elle me dit que ce jeune, de type méditerranéen, excellent ingénieur, est un chercheur hors pair… »

— « Et vous monsieur, pouvez-vous nous dire ce que ces jeunes autrichiens et anglais pensent de nous, français ?

— Vous voulez que je vous dise ? Ils vous prennent pour des nains ! »

— « Je ne sais comment cela s’appelle, ce grand virage, ce moment où l’on est tenté de… »

Temps mort ! Je savoure le sauté de crevettes, la sauce aigre douce, les noix de cajou légèrement grillées, le tofu et le thé matcha. J’ai fermé les écoutilles, pour l’instant. Non, il y en a une qui reste entrouverte.

— « Je sais qu’elle vient des Hauts-plateaux, mais pas plus… Elle s’appelle Amara.

— Oui, je vois très bien, une petite fille, d’une beauté magique. Elle est très grande par rapport aux autres.

— J’adore ce métier d’institutrice. Et j’aime travailler dans cette banlieue ; il faut cesser de nous dénigrer ; je me souviens que pour un atelier cuisine avec les petits… on avait invité les éthiopiennes ; elles nous avaient apporté un grand lapin, genre lapin flamand, l’œil rond et vif, avec des oreilles immenses.

— Un lapin ? Vivant ?

— Oui, c’est fou ! Et on s’est demandé : Pourquoi on ne planterait pas des carottes ? L’atelier jardinage est né comme cela. Derrière l’école il y avait un terrain abandonné, on s’y est toutes mises, avec les enfants. On a bêché, planté des haricots, des tomates, des pommes de terre et des carottes ! Parallèlement, les résultats scolaires ont grimpé en flèche… Et le lapin est devenu notre mascotte. »

Je regarde les queues oranges, seuls vestiges du sauté de crevettes, juste avant qu’elles ne se fassent happées par un immense lapin beige.

*

©IdR – 2012.