Je suis transparent mais impénétrable, tellement limpide que l’on s’abandonne, tellement secret que l’on m’oublie, ou l’inverse, tellement glacé et réservé que la vulgarité, l’obscénité n’ont aucune prise et s’estompent à peine proférées. Je réfléchis plus que vos petits gars de l’ENA, Normal Sup., Cambridge et Harvard réunis, ceci dit sans vous offenser, car je réfléchis sans y penser…
Réfléchir est mon état premier…
Ne point y penser est mon second état…
Et mon tout se situe dans l’intimité même des plus grands de ce monde.
À faire pâlir d’envie les meilleurs des hackers, des paparazzis ou des policiers. D’ailleurs certains n’hésitent pas à louer mes services… et je suis le figurant incontournable et facile du moindre polar. Il leur suffit juste de me refaire le tain ou de me démultiplier. Ne suis-je pas élégant en triple exemplaires ?
Qui suis-je ? Face, je suis face à vous ! Pile, vous m’avez trouvé !
— Miroir, miroir, mon beau miroir, dis-moi quelle est la plus belle, dis-moi quel est le plus beau…
Le lieu où je me régale, m’éclate, révèle tous mes talents, est la salle de bains… de la salle de bain des présidents à celles des ministres, des directeurs de cabinet, des chefs d’entreprise, de tout être muni d’une once de pouvoir, qu’ils portent pyjama ou nuisette. Je réfléchis, je mire, je renvoie leurs mines solitaires, leurs cheveux anémiés, leurs corps malades, leur peau grise liftée botox, leurs estomacs crispés d’obsédés du pouvoir, leurs yeux gonflés de vaine vanité dans l’obscurité du petit matin, aube triste au relent de mort inéluctable. Pour désacraliser vos grands pontes, vous les imaginez sur le trône ou en position du missionnaire, quand ce n’est pas en levrette. Primaire ! Mais, regardez-les donc :
Face à moi, Pile à poil. Je peux vous le jouer à pile ou face, dans les deux cas, je gagne…
Face : Ils et elles s’interrogent en rentrant le ventre, poseurs, le peigne à la main, le sourcil arqué au-dessus de l’œil arrogant :
— Miroir, miroir, dis-moi quel est le ou la meilleure ?
Pile : Ils et elles écrasent leur nez sur ma loupe grossissante, se tordent la lippe pour extirper ce point aussi noir que l’âme de leur meilleur conseiller.
Face : Elles et ils se rengorgent, se pâment, habillés smart, coiffés, laqués, la mèche avantageuse, bronzés UV, et répètent leurs discours plein de promesses.
Pile : Ils et elles font un bras d’honneur aux légions d’administrés.
Face ou pile, jamais je n’y mire une once d’empathie, ni cette joie innocente et spontanée d’un être simplement humain.
Mais à y bien réfléchir, je diffuse aussi mes lumières dans les bureaux présidentiels… dans les salles de conseils – nul mieux que moi n’arrive à prendre cette attitude de transparence innocente, de déférente posture… Je fais écho dans les couloirs du pouvoir… et là parfois, face à moi, pile l’un de ces puissants, soudain inquiet de voir dans mon reflet l’ombre grandissante de son âme cachée, en proie à cette effrayante interrogation :
— Et si les miroirs avaient une mémoire ?
Ne jouez pas à pile ou face avec moi, dans les deux cas je gagne !
©IdR – 2006 – Texte écrit pour Jean-Claude Morchoisne, mais jamais publié