7H30 RER B – Dehors il pisse dru une pluie impatiente. Mes escarpins de cuir noir sont trempés. Le train arrive, les portes s’ouvrent, deux vagues humides s’affrontent, se fondent l’une en l’autre sans réfléchir, sans se voir, pour ensuite se défaire ; toute une humanité pressée, tressée, compressée, oppressée en partance pour de longues heures de travail. Je me faufile entre des imperméables luisants, des vestes flasques, des parois sèches et humides, des os inondés et saillants ; les visages sont fermés, anonymes, je butte sur des bottes, des battes, des pattes, des pieds peut-être, et je me trouve coincée enfin contre la paroi glacée du compartiment ! Trente minutes de bain de foule glauque et endormie. Un air d’Heavy Metal m’agace les oreilles ; à cette heure-ci, c’est inhumain. Je n’aurais jamais dû mettre ce petit tailleur, pourquoi n’ai-je pas gardé mon jean, je vais arriver fripée, trempée, noyée et de mauvaise humeur.
8H00 : Avenue Montaigne. Un rayon de soleil filtre entre deux nuages noirs. Il va me permettre d’arriver saine et sauve.
Ouf, j’y suis, dans cette boutique de tous les rêves qui rayonne au centre de la capitale, cette grande dame vénérable et excentrique, toujours courtisée, adulée malgré son grand âge. Mon contrat a été signé hier après deux mois d’essai ; maintenant je fais vraiment partie de son cœur. Mieux, je suis en charge de son apparence, du soin de ses atours. Je dois faire éclater son éternelle jeunesse en vitrines étincelantes. Et ce matin, je traque le moindre faux pli, je redresse le mannequin qui s’est assoupi dans la nuit, fatigué de séduire les clientes, je caresse du dos de la main une soie épaisse et colorée, je me grise du parfum d’élégance. J’en profite pour m’imprégner de l’atmosphère, penser à ma prochaine scénographie, elle va être déterminante ; je suis seule, personne n’arrivera avant une bonne demi-heure…
8H35 – La porte de l’emballage entrouverte, un bruit de voix féminine. Suraigüe, agacée…
– Alors, La Martins, elle reste !!!
Dans le monde de la Mode, vous êtes soit un prénom, soit un nom – pas toujours le vôtre – précédé de l’article déterminant votre genre : aigre, doux ou les deux à la fois. Monsieur, Madame n’existe qu’en très, très Haute Direction.
– C’était évident… Encore une qui se la joue promotion canapé. Nous savons tous qui est le père de sa fille !
Je reste figée, profondément blessée, en reconnaissant la voix féminine, stupéfaite par tant de mépris, d’ignorance crade et de misogynie de la part d’une autre femme. Comment osait-elle ? À quelle autre ignominie devais-je m’attendre ? Depuis mon arrivée, j’étais en butte à un harcèlement, non pas masculin, mais très féminin de la part de femelles jalouses, car terrifiées par les nombreux remaniements d’une nouvelle direction. Et je venais de réaliser que j’en étais l’une des représentantes.
La vengeance, de prime abord innocente, imaginée et propagée par une collaboratrice aussi indignée que moi, fut stylée :
— Savez-vous que la petite chienne de « la Pérore » attend des petits ? Quel peut bien être le père ?
L’anecdote nous échappa, descendit le grand escalier majestueux, roulant à droite, sonnant à gauche, se faufilant dans les cabines feutrées, profitant d’un pan de rideau entrebâillé et, dans sa hâte à regagner l’Avenue, maigrit de quelques mots, s’engraissa de quelques autres. Elle se perdit dans les bureaux par l’escalier de pierre usé, monta jusqu’aux mansardes des ateliers, glissa de tout son haut, s’éclata sur le bronze du lustre de l’entrée, en fit tinter les cristaux à onze heures trente sept minutes, puis s’envola avec allégresse à midi exactement, lasse d’attendre. Elle s’étala enfin de tout son long dans les salons du Prêt-à-Porter, en trébuchant sur les canines aiguisées d’une petite vendeuse brune :
– Figurez-vous que « La Pérore » attend un enfant ! À son âge ! Son mari est mort il y a quelques mois à peine !
La recherche de paternité occupa la digne Maison les quinze premiers jours de mars, mais lorsque « La Pérore » s’absenta cinq jours, chacun sut que le coupable ne serait jamais dévoilé, le résultat du délit s’étant fait aspiré en même temps que la dignité de la directrice. Celle-ci eut vent de l’affaire lorsqu’une de ses amies vint la réconforter en pleine boutique :
– Tu as très bien fait, c’était vraiment trop dangereux cette grossesse à ton âge ?
La Pérore qui n’avait jamais eu d’enfant, s’indigna, tempêta, serra un peu plus son Chihuahua contre sa poitrine en balconnet, puis resta enfermée dans son bureau quelques heures, le temps que Radio Moquette s’en prenne à quelqu’autre.
Nota : Toute ressemblance avec un chihuahua ou des personnes de votre connaissance serait purement fortuite.
©IdR – 2016