Isabel da Rocha

Auteur, artiste scénographe de la vie

  • Tours et détours, mon h2eau bouillonne
    Si elle ne faisait qu’un tour en Cisse
    Je serais moins cramoisie
    Je la sens brétailleuse à faire peur
    Dès matineau, acidule en diable

    Abuseurs, voulez-vous donc assoter l’humanité ?
    Sacrifier Neptune à des artéfacts
    Sacrifier la légende, abri des sagesses populaires,
    Un seul nom nous manque,
    Un seul mot que mille ne sauraient remplacer,
    Et l’équilibre bascule !

    Ne voyez-vous pas l’ignorance gagner
    Et ceux que la folie frappe
    Invoquer Nemesis avant de la connaître
    Et sans en avoir mesurer les noirs complots
    Tout détruire sans discernement.

    Ne voyez-vous pas les tragédies s’amplifier
    La bêtise, en mireuse obscène, accourir au galop
    Sur des montagnes de ruines stériles
    Vous gaver d’images hallucinogènes

    Mecs je vous le dis par défaut de mots et trop de morts
    C’est votre mouscaille que je vais lessiver !

    Balivernes, pensez-vous, votre h2eau déraille…

    Non, point de calembredaines ici
    Délogé, dépopularisé le Neptune, protecteur des eaux vives,
    Au même titre que Morphée, Némésis, Nestor,
    Œdipe ou encore Orion,
    Sortis du dictionnaire de la docte Académie française.*

    H2eau, amie, laissons là les académistes,
    Reprends ton souffle et ton cours,
    Murmure, offre ta musiquette au monde,
    Promenons-nous de la Cisse à la Loire
    Et croyons aux poètes, aux rappeurs des temps nouveaux
    Par lesquels vivent les mots.

    *

    *Mots supprimés par l’Académie française.
    Petit jeu : démêlez les mots supprimés des nouveaux entrés.

    ©IdR.  Extrait de « Murmures de l’eau ». Éditions Artecisse. 2017.
    N° ISBN : 978-2-9562159-O-5

  • Fugace sensation d’un bonheur parisien fantasmé.

    Danton, immortel totem des rencontres du quartier latin, héroïque défenseur de l’humanité, nous nous sommes retrouvés à ses pieds, muets et le regard ardent. Ce long échange de tendresse, de complicité fraternelle, se faufile déjà à fleur de peau, s’infiltrant dans nos veines, se lovant dans la mémoire, tandis que l’orateur se nimbe d’humeurs crépusculaires, repoussant les noires pensées.

    Le temps tricote des minutes savoureuses, le jour n’en finit pas de fricoter avec la nuit, en chien et louve bleuis de lune et soleil emmêlés. La rue Monsieur Le Prince nous appelle silencieusement ; dans l’ombre veloutée, s’épanouissent des odeurs subtiles de pain, de poussière d’asphalte carbone, relevées d’une note de vétiver et de rose fanée. Chien et louve, l’heure sublime de tous les possibles où s’estompent l’agitation humaine, les stridences automobiles et les vulgaires inepties. Chien charmeur, louve farouche. Louve et chien au poil doucement hérissé d’étoiles, avant que ne s’allument les réverbères, les vitrines et les phares aveuglants. Chien et louve, saveur de bois sauvage, d’humus camphré.

    Chien et louve. Je suis la louve, fidèle en amitié et dévoreuse de sensations, glissant sur le pavé parisien pour te réconforter, avant de retourner vers ma forêt.

    ©IdR – 2017

  • Les pierres du lavoir gardent le silence.

    Moussues, usées, le dos rond, fidèles comme de vieilles servantes, elles restent muettes sur le dessous des linges, le secret des corps, les bavardages anciens, les pleurs et les rires des lavandières.

    Les flots rapides croient emporter toutes les histoires ? Ce ne sont que poussières, bribes enfantines…

    La mémoire reste gravée au cœur de la roche.

    ©IdR. Les murmures de l’eau – 2017 – N° ISBN : 978-2-9562159-0-5

  • Je n’avais pas encore six ans lorsque je découvris que l’éphémère était impérissable. Ce fut aussi mon premier contact avec cette chose bizarre, la mort, un truc d’adulte !

    C’était en juillet, une après-midi douce et lumineuse… Où ? Je ne sais plus… J’ai l’image d’une terrasse blanche, d’une table en ferronnerie, blanche aussi, et de ma mère toujours morose plongée dans un roman. Je m’ennuyais terriblement ou plutôt non. J’éprouvais la durée des secondes et des minutes, j’essayais de comprendre ces notions totalement abstraites en questionnant sans cesse ma mère exaspérée. J’adorais l’exaspérer ! Bien des années plus tard, ma fille ferait la même chose. Un truc de gosse !

    — « Maman, quand allons-nous goûter ?

    — Dans deux heures.

    — Pff… C’est trop long ! Ça fait combien de minutes ?

    — Cent vingt…

    — C’est beaucoup ! Et combien de secondes ?

    — Plus encore… Et plus, beaucoup plus, si tu ne me laisses pas lire ! »

    J’étais toute embrouillée, barbouillée d’ennui, le ciel dont j’aimais tant déchiffrer les humeurs, était cette fois boudeur, d’un bleu sans profondeur. Et c’est là que je le vis. Un papillon qui n’était pas un papillon. Une mouche qui n’était pas une mouche. Un insecte qui n’était pas un insecte. Quelque chose. Vivant. Tellement léger, lumineux, transparent… et primevère. Je m’approchais. Il dansait là-haut, tout là-haut, sur le mur blanc, dans un carré de lumière. Il dansait gracile et vif. Son corps était si fin, ses ailes translucides, irréelles.

    — « Maman, c’est une fée ! La fée Clochette ! »

    La découverte était fabuleuse : les fées existaient ! J’étais séduite, subjuguée, survoltée, exaltée… J’étais trop jeune pour tomber dans le lyrisme, donc je frétillais. Je garderais toujours le goût de ce moment d’enchantement absolu, fulgurant.

    — « Les fées n’existent pas, chérie.

    — Mais si ! Viens voir ! »

    J’étais tellement excitée, j’essayais de danser avec la fée laquelle s’élevait toujours plus haut sur le mur blanc, dans la lumière du soleil. J’étais si petite, elle volait si haut, si haut… inaccessible. Deux longs filaments semblaient me faire signe, m’appeler, m’inciter à les rejoindre.

    — « Arrête de sauter comme cela ! Tu me donnes le tournis !

    — Maman, viens voir, viens voir la fée ! Vite… Elle va partir ! »

    Une dizaine d’autres êtres ailés venait de la rejoindre. Leurs ailes étaient tout aussi vertes et mordorées. La fée Clochette et ses sœurs !

    Ma mère s’était finalement levée en soupirant pour me rejoindre.

    — « Que tu es sotte ! Ce ne sont que des éphémères… Ils seront morts ce soir.

    — Non !

    — Mais si, ils ne vivent qu’une journée, naissent le matin et meurent au coucher du soleil.

    — Et moi, je te dis : ce sont des fées ! Les fées ne meurent pas, tu es méchante et tu mens. Méchante et menteuse ! »

    La gifle partit aussi vite que mes larmes avaient jailli. Un truc d’adulte pris en faute. Froide et triste en ce temps-là, ma mère épargnait rarement notre sensibilité ou nos rêves, les siens s’étant brisés en cours de chemin. Elle avait peu de goût pour les contes et les légendes. Il me fallut des années pour comprendre que la guerre, cette der des der, n’avait pas été un truc de môme pour elle, et que ses stigmates avaient cousu son cœur dans un filet de douleur. Seuls les oiseaux avaient grâce à ses yeux et savaient faire briller ses yeux : les martinets, rossignols, hirondelles, passereaux de toutes sortes et même la pie voleuse l’attendrissaient comme personne. Toute autre espèce animale la laissait de marbre et  je devinais qu’elle n’était qu’une mésange blessée. Une petite mésange fragile qui m’avait fait deux cadeaux royaux : la vie et l’apprentissage de la lecture.

    J’oubliais la gifle et incrédule, bien campée sur mes jambes de serin, les bras croisés verrouillés, je ne lâchais pas mon idée, le sourcil en guerre contre ses adultes stupides qui ne savaient décidément rien. Ils verraient bien qui avait raison. Et, imperturbable, je regardais le ballet si gracieux des éphémères. J’oubliais mes griefs, mes certitudes, je m’évadais. Puis il me fallut rejoindre mes frère et sœur sur la plage en contrebas. Je boudais, je ne voulais plus de la mer, ni des vagues, ni du sable, ni de ses châteaux. Je n’avais de cesse de retrouver ma fée clochette, là-haut sur son mur.

    Hélas, au retour, le mur était dans l’ombre et ma mère m’attendait, la main ouverte.

    — « Viens, viens voir ta fée Clochette ! » me dit-elle.

    Dans la paume, l’éphémère gisait. Une toute petite chose aux formes si simples. De près, je pouvais voir les pattes de l’insecte, le long corps effilé, la tête minuscule. Secs et raides. Seules les ailes déployées irradiaient encore un peu de vie. Puis ma mère se frotta les mains l’une contre l’autre et la fée s’envola dans une nuée de poudre d’or. Ma nuit navigua entre tristesse et magie.

    Le lendemain, et tous les jours suivants, le ballet reprenait, je jubilais, ma mère s’était lassée et mon rêve continuait. La mort n’était qu’un envol, un souffle de vie, une continuelle renaissance… Pas de quoi en faire des drames. Cet éphémère m’évita pour toujours la crainte affligeante du trépas. Dès notre retour, je courus à la recherche de l’éphémère dans l’encyclopédie Quillet et j’appris qu’il fallait des années et bien des mues pour que la larve devienne cet être léger et irréel, un rêve d’une journée, un rêve d’une simplicité étonnante. J’appris aussi que cet être minuscule était l’un des éléments importants de la  chaîne alimentaire.

    Est-ce un hasard si je suis devenue artiste ? Est-ce un hasard si je préfère le dessin à la peinture, la nouvelle au roman, l’instinct au raisonnement, l’instant à la durée ?  Ne croyez pas que ce soit par facilité ou paresse. Plus le résultat est enlevé, le trait rapide, juste, l’action vive, plus la conception, l’étude, la concentration et l’effort ont été soutenus. Tant de peine pour un résultat si bref, pour du rêve, de l’éphémère… N’est-ce pas superficiel, me dites-vous ? Réfléchissez : ce rêve éphémère, ne dure qu’un instant, s’absente, mais imprègne nos pensées. L’instant devient durée et se fait autre, renaissance selon l’humeur de chacun.

    Le rêve s’oublie, puis rejaillit du tréfonds de notre inconscient. Éphémère, il se conçoit la nuit dans un monde obscur, impalpable, le monde des pensées ensevelies, inavouées, le monde de l’irrationnel et du raisonnement fusionnés, du chimérique et du vrai enlacés. Éphémère toujours, il s’épanouit dans la lumière du jour, révélatrice, crue, impitoyable. Têtu, il s’inscrit dans l’éternité à l’encre indélébile du souvenir. Rêves magnifiques, sublimés, titanesques, féroces, formidables… Rêves caresses, consolations, espoirs… Rêves forgerons, créateurs, fondateurs de l’équilibre humain. Ils peuvent être grotesques, sarcastiques, poétiques, qu’importe, ils sont la vie dans toute sa nudité.

    Certains préfèrent le quotidien, le concret, la certitude, le palpable et l’ordinaire. Ils ont les pieds sur terre, ils sont aux normes Iso ! C’est plus sûr, plus simple, plus juste, plus équitable… disent-ils.

    Je préfère ma tête dans les nuages, l’enchantement et la vie, ce magnifique et cruel éphémère, me permettant de renaître chaque jour.

    ©IdR-2011

  • Je suis transparent mais impénétrable, tellement limpide que l’on s’abandonne, tellement secret que l’on m’oublie, ou l’inverse, tellement glacé et réservé que la vulgarité, l’obscénité n’ont aucune prise et s’estompent à peine proférées. Je réfléchis plus que vos petits gars de l’ENA, Normal Sup., Cambridge et Harvard réunis, ceci dit sans vous offenser, car je réfléchis sans y penser…

    Réfléchir est mon état premier…

    Ne point y penser est mon second état…

    Et mon tout se situe dans l’intimité même des plus grands de ce monde.

    À faire pâlir d’envie les meilleurs des hackers, des paparazzis ou des policiers. D’ailleurs certains n’hésitent pas à louer mes services… et je suis le figurant incontournable et facile du moindre polar. Il leur suffit juste de me refaire le tain ou de me démultiplier. Ne suis-je pas élégant en costume trois pièces ?

    Qui suis-je ? Face, je suis face à vous ! Pile, vous m’avez trouvé !

    — Miroir, miroir, mon beau miroir, dis-moi quelle est la plus belle, dis-moi quel est le plus beau…

    Le lieu où je me régale, m’éclate, révèle tous mes talents, est la salle de bains… de la salle de bain des présidents à celles des ministres, des directeurs de cabinet, des chefs d’entreprise, de tout être muni d’une once de pouvoir, qu’ils portent pyjama ou nuisette. Je réfléchis, je mire, je renvoie leurs mines solitaires, leurs cheveux anémiés, leurs corps malades, leur peau grise liftée botox, leurs estomacs crispés d’obsédés du pouvoir, leurs yeux gonflés de vaine vanité dans l’obscurité du petit matin, aube triste au relent de mort inéluctable. Pour désacraliser vos grands pontes, vous les imaginez sur le trône ou en position du missionnaire, quand ce n’est pas en levrette. Primaire ! Mais, regardez-les donc :

    Face à moi, Pile à poil.  Je peux vous le jouer à pile ou face, dans les deux cas, je gagne…

    Face : Ils et elles s’interrogent en rentrant le ventre, poseurs, le peigne à la main, le sourcil arqué au-dessus de l’œil arrogant :

    — Miroir, miroir, dis-moi quel est le ou la meilleure ?

    Pile : Ils et elles écrasent leur nez sur ma loupe grossissante, se tordent la lippe pour extirper ce point aussi noir que l’âme de leur meilleur conseiller.

    Face : Elles et ils se rengorgent, se pâment,  habillés smart, coiffés, laqués, la mèche avantageuse, bronzés UV, et répètent leurs discours plein de promesses.

    Pile : Ils et elles font un bras d’honneur aux légions d’administrés.

    Face ou pile, jamais je n’y mire une once d’empathie, ni cette joie innocente et spontanée d’un être simplement humain.

    Mais à y bien réfléchir, je diffuse  aussi mes lumières dans les bureaux présidentiels… dans les salles de conseils – nul mieux que moi n’arrive à prendre cette attitude de transparence innocente, de déférente posture… Je fais écho dans les couloirs du pouvoir… et là parfois, face à moi, pile l’un de ces puissants, soudain inquiet de voir dans mon reflet l’ombre grandissante de son âme cachée, en proie à cette effrayante interrogation :

     — Et si les miroirs avaient une mémoire ? 

    Ne jouez pas à pile ou face avec moi, dans les deux cas je gagne !

    ©IdR – 2006Texte écrit pour Jean-Claude Morchoisne, mais jamais publié


  • Yeux fermés, bonheur à fleur de joue, cette musique m’enchante. À contrario de la Seine roulant des vagues incertaines et glauques à quelques enjambées d’ici, elle m’entraîne dans son chant aux rythmes endiablés de voix entrecoupées, de rupture, de contretemps, de silences suaves ou rauques. Enveloppée de ce manteau de patchworks sonores, je me laisse dérivée, happée, kidnappée par ces bribes de vie. Le français s’entremêle d’anglais, d’une pointe d’italien et de cantonais, à moins que ce ne soit du mandarin. Ce brouhaha immense mais contrôlé, ces voix inconnues qui se superposent, se coupent, s’effacent, luttent pour parvenir à mon oreille en éveil, sont une couche de tissus et de fils précieux dans lesquels je me love avec délice. D’otage, je deviens brodeuse.

    — « Là ? »

    — « Non non, enfin si… c’est délicat à dire…

     — Allez raconte, tu m’excites ! »

     — Alors, regarde mes mains : il faut qu’elles se tiennent ensemble, comme cela, c’est important ! Pour la vibration, tu comprends ? »

    — « Oui, j’imagine, j’imagine… Oh ce sac… il est top moumoute, mais qui voilà…

    — Tu m’écoutes ? Ah… Bonjour ! »

    — « Deux ans rue Oberkampf ! Trop bruyant… on habitait au 2e étage. J’en pouvais plus… Ce que j’aime maintenant, c’est la lumière de cet appart… Être au 4e étage ça fait la différence, l’air vibre, sans contrainte… »

    — « Oui c’est vrai, il faut attendre le discours. Mais en même temps…

    — Bien sûr… et il a tellement de charisme…

    — C’est vrai, t’as trop raison… il faut lui faire confiance. Je suis sûre qu’il saura faire vibrer son public. »

    — « Merci pour le déjeuner ! C’était bien cette rencontre… parce que maintenant pendant trois semaines on ne va plus se voir… c’est ça…

    — Ah oui, bien sûr, tu es en plein déménagement ! »

    Chassé-croisé de conversations… Étonnant cette résonance des paroles qui vibrent en s’entrechoquant, à moins que ce lieu ne fasse écho. Surtout, ne pas briser cette musique humaine : une basse fugue avec l’alto pour s’enfuir allegro, un autre force la cadence et donne les grandes orgues, me chahutant le tympan, d’autres orchestrent des rumeurs… Et tout cela dans un étrange tempo.

    — « Ah voilà… enfin tu as compris… »

    — « Il ne se sent pas uniquement français, son pays d’origine est important… »

    — « Justement au niveau… »

    — « Ah… good… »

    — « Je l’ai revu à Sciences Po… le grand… tu sais ce type, le représentant de l’Autriche qui a été ministre… un scientifique… il est venu faire une conférence… »

    — « Et elle me dit que ce jeune, de type méditerranéen, excellent ingénieur, est un chercheur hors pair… »

    — « Et vous monsieur, pouvez-vous nous dire ce que ces jeunes autrichiens et anglais pensent de nous, français ?

    — Vous voulez que je vous dise ? Ils vous prennent pour des nains ! »

    — « Je ne sais comment cela s’appelle, ce grand virage, ce moment où l’on est tenté de… »

    Temps mort ! Je savoure le sauté de crevettes, la sauce aigre douce, les noix de cajou légèrement grillées, le tofu et le thé matcha. J’ai fermé les écoutilles, pour l’instant. Non, il y en a une qui reste entrouverte.

    — « Je sais qu’elle vient des Hauts-plateaux, mais pas plus… Elle s’appelle Amara.

    — Oui, je vois très bien, une petite fille, d’une beauté magique. Elle est très grande par rapport aux autres.

    — J’adore ce métier d’institutrice. Et j’aime travailler dans cette banlieue ; il faut cesser de nous dénigrer ; je me souviens que pour un atelier cuisine avec les petits… on avait invité les éthiopiennes ; elles nous avaient apporté un grand lapin, genre lapin flamand, l’œil rond et vif, avec des oreilles immenses.

    — Un lapin ? Vivant ?

    — Oui, c’est fou ! Et on s’est demandé : Pourquoi on ne planterait pas des carottes ? L’atelier jardinage est né comme cela. Derrière l’école il y avait un terrain abandonné, on s’y est toutes mises, avec les enfants. On a bêché, planté des haricots, des tomates, des pommes de terre et des carottes ! Parallèlement, les résultats scolaires ont grimpé en flèche… Et le lapin est devenu notre mascotte. »

    Je regarde les queues oranges, seuls vestiges du sauté de crevettes, juste avant qu’elles ne se fassent happées par un immense lapin beige.

    *

    ©IdR – 2012.

     

     

  • A tire-d’aile

    Pont Neuf – 4h00 du matin, le jour d’après.

    Écouter le silence effiloché d’une tire d’aile. Se poser dans l’encorbellement tête renversée, offerte à la morsure du vent, fesses sur la pierre glacée d’indifférence.

    Ne pas céder…

    Écouter le silence de l’automne, les feuilles bruisser d’un dernier souffle, d’une chute délitant en contrebas du Vert Galant, là sur les berges de ce bout d’île triangulaire, là où le saule entremêle ses longs bras graciles à ceux du fleuve Seine.

    Ne pas céder…

    Écouter les soupirs d’une folle belle, d’une folle ville, ville fille. Écouter son cœur battre, s’emballer au défi d’un grand pari,  à la promesse d’une folle gloire.

    Ne pas céder…

    Écouter le silence des mouettes s’éclater en cris aigus, le frisson de l’eau qui se hâte de faire la Manche, charriant bribes et débris, résidus et rogatons, calamine et poisson-chat.

    Chut ! Silence mon souffle, écoute… Paris s’est assoupie, Paris s’oublie, quelques minutes, quelques instants encore, entre nuit déchirée des hommes en rut et jour harcelé d’êtres en dérives. Paris dort. Comme une belle grande lionne repue, œil fluorescent, haleine blanche, griffes d’argent arraché à la plèbe. Paris, ma belle, tu sommeilles oublieuse de tes amours passées, oublieuse des Victor, des Hugo, de leur clameur : ‘’Respirer Paris, cela conserve l’âme’’. Tu rêves à ces métamorphoses promises, à des jupons de verre, des ceintures souterraines, des dentelles de béton ajouré, des chapeaux de verdures suspendues. Tes entrailles, déjà éventrées dans un siècle passé, frémissent à l’idée de voluptueuses violences à venir.

    Ne pas céder…

    Écouter le silence effiloché d’une tire d’aile. Écouter ce quai mouillé, ces relents de photos vieillies, de papiers fanés, d’encre délavée, de banderoles chiffonnées, de peintures éclaboussées, d’aquarelles passées… Écouter l’odeur de Paris.

    Ne pas céder…

    Hier, ma belle, ma Cité, toi dont j’aime les verrues et les taches à l’instar de Montaigne, toi dont j’aime l’automne, hier tu m’as bouté hors de tes bras. Sans un regard, sans un regret. Je n’étais pas Crésus.

    Les jours de grande douleur, ne pas céder.

    Les jours de désespoir, ne pas céder.

    Les jours de folie humaine, ne pas céder.

    Se lever, se redresser dans ce ciel noir à peine voilé de brume, ce ciel aux étoiles effacées de néon. Écouter une fois encore le silence de l’eau profonde où gisent l’âme ancienne de Paris et les pavés de mon adolescence. Et marcher le long de la Seine, le long des quais, plus loin le long des berges, des entrepôts, plus loin encore.

    Et là, ma belle, j’irais me nicher loin de toi, sous d’autres jupes de pierre, retrouver l’odeur de tes villages, l’insolence de tes cafés, la vigueur de ton esprit.

    *

    Texte & dessin©IdR 2007.
    Édité dans Tracé – septembre 2014.
    Publié dans la magazine Aartur le 15 février 2016.
    (Sous le titre Paris 4h du matin)

    Dessin©IdR
  • Je n’aime plus venir à Paris, ce n’est un mystère pour personne… La capitale a perdu son charme bohème au détour de ce siècle ; mais peut-être est-ce moi qui ne sait plus comment le capter. Allez, dans vingt minutes, je marcherais à nouveau dans ses rues, je respirerais son âme, et, peut-être le miracle se reproduira-t-il, peut-être… Peut-être que le Paris de mes vingt ans m’attend. Le RER B file. Derrière moi, deux jeunes filles chuchotent ; je sens sur ma nuque la caresse fugace, le léger chatouillis de leurs cheveux longs électrisés, magnétisés par le dossier de métal.

    — « Tu as vu ton père ? Comment va-t-il ?

    — Ouais, il est presque rétabli, plus de peur que de mal, mais il couine toujours ! Il n’a toujours pas récupéré ses papiers, alors il couine, il couine… Il me fatigue. »

    Je ne sais pourquoi me vient à l’esprit l’image d’un teckel en train de gémir sur le sol, les pattes brisées.

    — « Tu es vraiment dure ! Enfin, ce n’est pas drôle de se faire braquer comme ça.

    — Mais je l’avais prévenu : pourquoi a-t-il besoin de retirer autant d’argent d’un coup ? Ce qui lui est arrivé, c’est à cause du fric, j’en suis sûre. Enfin quoi, plus personne n’utilise de liquide à notre époque. Il ne peut pas payer avec sa carte ou faire ses achats sur internet, comme tout le monde. »

    Image du teckel, courant en rond, une ribambelle de billets accrochés à la queue.

    Je ne peux m’empêcher de penser que notre monnaie et nos billets n’existeront plus d’ici quelques années. Comment feront les réfractaires au virtuel, les mendiants, les laissés pour compte, les sans revenus ?

    — « Mais c’est normal à son âge. C’est dur de changer d’habitudes.

    — Non, mais tu te rends pas compte, il est toujours avec ses vieilles idées, comme quand il vivait encore en Espagne !  C’est dur pour nous tu veux dire ! »

    Image du teckel, vieux, triste et incompris, la tête entre ses pattes, en train de grogner en montrant les dents.

    Je décroche, d’autant que sur le côté de la voie, au-delà des tags, plus ou moins réussis, des montagnes d’ordures, de détritus, de saletés en tous genres, d’amas de vieux rails, une armée de véhicules bigarrés attirent mon attention. La belle capitale se néglige, oublie de soigner ses atours ! Bâtiments, hangars sordides de briques, de broc et de ciment, au-dessus desquels domine une enseigne :

    « Practel, recyclage de matériaux, protège l’environnement et la nature. »

    Ils s’étendent vraisemblablement sur plus d’un kilomètre, tant j’ai le temps de détailler cet étrange champ de matériaux abandonnés, aux couleurs livides et sales. Il n’y a là aucune âme qui vive, aucun signe d’activités, semble-t-il. Puis, soudain, sur ce que je prenais pour une énorme décharge de cartons et de papiers appartenant à l’entreprise, j’aperçois une, deux, trois… dix tubes d’où s’échappent de pâles vapeurs grises : des cheminées de fortune ! Et il me semble distinguer une corde à linges où flottent quelques oripeaux bigarrés. Là, soudain, un petit chien court, suivi d’un jeune enfant jouant avec un ballon couleur de soleil. Incrédule, je les suis des yeux, me retournant jusqu’à m’en tordre les cervicales, tandis que le RER file. Ces cartons cachent en réalité l’un de ces nouveaux et trop nombreux bidonvilles qui s’installent en périphérie de Paris, au plus près des axes de circulation. Des âmes vivent ici, en troglodytes clandestins, trouvant dans le proche dépôt les matériaux de leurs modestes habitats, trahis uniquement par la maigre fumée de leur chauffage de fortune. Des âmes, des femmes, des enfants, des familles, des êtres que l’on nomme humains et pourtant invisibles, rejetés, vidangés dans la jungle abjecte de nos dépotoirs. Ici, la réalité est augmentée, mais pas virtuelle. L’image fugace s’est ancrée dans mon esprit à l’encre indélébile, et mon cœur cale, bien loin de mes vingt ans. Le RER file vers Paris, la belle indifférente.

    Image d’un teckel jappant, courant après le soleil,  braqué par un capitalisme moribond.

    *

    ©IdR – 2017

  • Une petite bille ronde…

    Il était une fois une petite bille ronde et un peu cabossée perdue dans un vaste univers, lui-même perdu dans un vaste néant. Cette bille n’est pas le centre de l’histoire, certes, mais il est un fait que la rotation à laquelle elle est assujettie induit chez les êtres qui la peuplent cette croyance qu’ils sont, eux, le centre de l’Histoire. Tournebouler sur soi-même ne réussit pas à tout le monde !

    Donc il était une fois une petite bille ronde à force d’avoir roulé sa bosse, toujours dans le même sens ; depuis quelques temps, son derme était irrité par les piqûres incessantes de ces parasites picolant sans ménagement, ni précaution aucune, sa précieuse énergie, provoquant un échauffement intolérable. Elle aurait bien voulu se gratter, les arracher d’un coup de griffe, mais elle n’avait ni bras, ni main, ni doigts et encore moins d’ongles. Elle n’avait d’autre solution que d’éternuer un bon coup de temps à autre, provoquant des tremblements nerveux qui la débarrassaient momentanément de quelques milliers d’acariens. C’était mieux que rien. Se faisant, elle continuait sa rotation, gravitant autour d’un gros calot incandescent, sans se poser plus de questions… À quoi bon ? À part ces démangeaisons, sa situation était des plus confortables : sécurité absolue, vue imprenable sur l’univers, lumière, chaleur ; elle était installée sur un rail infaillible, il lui fallait simplement tourner sur elle-même pour stabiliser sa température et entretenir ses ressources inépuisables ; aidée par la force centrifuge, l’effort, répétitif certes, était minime. Alors que tant d’autres de ses congénères, ayant revendiqué leur liberté, entamaient en électron libre une trajectoire, éblouissante certes, pour finir fracassés dans un chaos épouvantable ou pire en mèche mouillée. À peine aperçus, déjà oubliés. C’était ainsi depuis des lustres… À quoi bon se poser des questions, en effet ?

    — « Quoi ! Mais qu’est-ce qu’elle écrit ? À quoi bon ! À quoi bon ! Eh bien si, je m’en pose des questions… demandez à la Lune !

    — Qui parle ?

    — La Terre, petite. Tu crois peut-être que je ne sais pas ce que vous fabriquez. La Lune, ma sœur, me tient au courant dès que mes bleus virent au jaune, dès que mon air s’assombrit, dès que…

    — Ce n’est pas possible ! C’est encore Pierre qui me fait une blague.

    — Laisse le Pierrot tranquille. Il n’a plus de plume. Il y a trop longtemps que toi et les tiens ne savent plus m’écouter.

    — Pierre, arrête ! Laisse-moi écrire.

    — Une vraie tête de caboche ! Écoute-moi…

    — Pff, l’humour de base…. Espèce de boloss. Laisse-moi tranquille, l’ingénieur son ! Arrête ça tout de suite, va t’amuser ailleurs. Mais où en étais-je ? »

     À peine aperçus, déjà oubliés. C’était ainsi depuis des lustres… À quoi bon se poser des questions, en effet ?

    — « Allo La Lune, ici la Terre ! Que vois-tu ? Cela me démange comme jamais. Je crois que ce sont toutes ces mouches de métal qui me tournent autour, cela m’agace. Mais d’où viennent-elles ? Je t’envoie un nuage, réfléchis bien. La petite sur laquelle tu m’as branchée, elle ne veut pas m’écouter. Tu as entendu. Elle me traite de boloss en plus. Ah les sales gosses, je les ai trop gâtés, je leur ai trop donné : à boire et à manger à volonté, de l’énergie pour tous ; j’ai réglé ma course pour qu’ils aient des saisons et qu’ils puissent gérer tout cela facilement et, j’en ai fait des vampires ! Vingt millions d’années de labeur pour leur léguer un paradis, deux siècles pour le dilapider. Et ils ne pensent qu’à se plaindre, à s’entre-tuer ou à se goinfrer. Ils ont perdu l’instinct et la foi en ma nature.  Il faut que je réagisse, qu’ils réapprennent qui est leur mère. »

    Trois cumulus et décryptage de Lune plus tard.

    — « Tu me dis qu’ils font la fête. Partout ?

    — Pas exactement partout. Surtout dans leurs grandes termitières lumineuses.

    — Quelle fête ?

    — Je ne sais pas. Ce sont les ondes avec lesquelles ils communiquent qui te démangent. Elles passent par toutes ces mouches volantes dans ton atmosphère. Remarque, on pourrait te prendre pour leur Christ avec ta couronne d’épines.

    — Cela me démange de plus en plus, c’est terrible ! Mais encore que font-ils ?

    — Ils s’embrassent, font des vœux et boivent !

    — Et la petite, pourquoi elle ne fait pas la fête ?

    — Elle s’est disputée avec son compagnon. J’ai écouté et je crois que c’est à cause de toi. Elle trouve que l’humanité te manque de respect. Il faut que tu l’aides pour le livre qu’elle commence. Lis… »

      Donc il était une fois une petite bille, ronde à force d’avoir roulé sa bosse, toujours dans le même sens…

    —   » Je veux bien, mais elle ne m’écoute pas. Une vraie tête de caboche qui me traite de bille, tu parles d’un respect. Tu m’as pourtant bien branchée sur elle. Ah ! Cela me démange trop ! Je ne respire plus…

    — Attention ! Ton bleu vire au vilain vert… À quand remonte ton dernier retournement ?

    —  Je ne sais plus, c’est si loin, je ne me souviens que de l’immense froid qui m’avait saisi, glacial, redoutable, et, du silence.

    —  Ce serait peut-être la solution pour te débarrasser de tes poux.

    — Peut-être… non…  je ne crois pas que ce soit déjà le moment. Mais avec leurs bêtises, ils ont peut-être déréglé mon horloge. AAH ! Je n’en peux plus, je n’en peux plus, débranche vite la petite, attention… Aahhh… Aahhhhhh..

    — Retiens-toi. Quelques secondes… J’y suis presque.

    — Aahhh… Aahhh… AtchouMMMMMMMMMMMMMMMMM ! »

    Flash spécial d’information !

    Nous apprenons à l’instant qu’un terrible séisme d’une magnitude de 8,5 sur l’échelle de Richter s’est produit dans le petit village de A… à minuit ce premier janvier 2022. L’onde de choc s’est ressentie jusqu’à Paris. Le village a été entièrement détruit, les victimes sont nombreuses et nous sommes actuellement sans nouvelles de notre députée écologiste, Mlle Caboche, qui passait les fêtes dans son chalet. Nous ne savons pas ce qui a pu produire une telle catastrophe, dans cette région où le risque sismique semblait limité. Nous attendons également des nouvelles de la Centrale nucléaire qui se trouve à 60 km de là et dont le réacteur s’est brutalement arrêté.

    Passons maintenant à l’actualité du jour :

    Bonne année à tous !

    Tous les vœux de Radio Spatiale vous accompagnent !

    *

    Texte/dessin ©IdR
    Publié en 2012 sur Welovewords.

  • Nathan s’étire ! Moment privilégié du réveil, volupté, la vie s’infiltre en lui, éveillant doucement les fibres des muscles, des soléaires au chef frontal ; le lent allongement du corps chasse le drap, l’air frais court sur lui en vagues légères avant de se réfugier dans la chaleur des bronches, la peau frissonne, le cœur s’échauffe au rythme de l’extension avant de s’élancer dans sa course de fond quotidienne. Auparavant il veut encore s’ébrouer et s’émeut dans cette fusion organique, dans ce presque orgasme sensuel ; doucement… il lui faut retarder l’instant brutal où l’esprit s’échappe hors du lit pour le regarder narquois, comme l’ombre échappée et espiègle de Peter Pan. Doucement… rien n’est comparable à cette longue et lente jubilation, ce balancement entre rêve et réveil ; réjouissance égoïste, narcissique même. Aucune femme ne lui procure un tel plaisir dans l’embrasement du corps et de l’esprit. Et pour rien au monde, il ne le partagerait, même avec Claire, sa femme.

    Claire, sa femme… Jamais ils n’ont vécu réellement ensemble. Amis d’enfance, puis adolescents complices, à vingt-deux ans, enfin amants, ils se sont mariés un soir d’ivresse partagée dans une des chapelles de Reno. Claire lui avait offert ce voyage au Nevada pour ses trente ans. Dix jours de folies effrénées et le matin du départ, ils s’étaient réveillés dans cette chambre ridicule et rose, un anneau à leur doigt ; ils en avaient ri pendant longtemps. De retour en France, ils n’ont rien changé à leurs habitudes, et n’ont pas plus songé à faire enregistrer cette union, malgré la naissance de leur petite Stella.

    Stella… Ne pas laisser son esprit divagué vers cette lointaine constellation. Ne pas ternir ce moment de volupté. Se concentrer sur Claire, Claire, sa chère Claire.

    Depuis vingt ans, ils se voient tous les lundis et jeudis soir, dînent ensemble et se quittent toujours à trois heures du matin. Ils font rarement l’amour, en fait plus jamais. Claire est grande, peau ambrée, lisse et douce. L’étrangeté du visage, aux proportions félines et larges yeux obliques, est accentuée par la coiffure balzacienne aux larges bandeaux d’un roux profond noués sur la nuque. Le plat des pommettes, d’une étrange blancheur à peine teintée de rose, capte la moindre lumière et souligne le regard d’un halo lunaire, là où le commun des mortels porte de lourds cernes. Elle accentue la ressemblance avec le délicat Gazé par un subtil trait d’eyeliner et une touche de poudre nacrée.

    À chaque rencontre, Claire le surprend par ses tenues, tantôt prudes, tantôt suggestives, toujours naturelles et féminines, sans ostentation. En scénariste de talent, elle s’est forgé un style en adéquation avec sa singulière beauté. Il n’a jamais compris, bien qu’il en fasse son profit, le désir de ce siècle pour les chairs étalées sur les affiches, épandues sur les bus, dilatées sur les murs. Froide vulgarité d’une nudité pré-consommée, digérée et dégorgée, sans humour ni humanité. Comment la gent féminine toujours si prompte à défendre ses droits peut-elle accepter d’être ainsi offerte en pâture, écartelée, avilie, peinte et repeinte comme une prostituée de l’ancien Chabanais ? Mais il y avait longtemps que le « porno chic » avait fait une entrée fracassante dans un monde putassier à souhait. Ces excès lui semblent aussi choquants et criminels que l’enfermement des femmes sous la burqa. Les deux extrêmes se rejoignent dans une même négation de l’être féminin. Cela le rebute, sans doute sa part de féminité qui le titille, mais il ne va pas gâcher son plaisir du matin pour un état d’âme passager. Aux femmes de se défendre, elles savent si bien sortir leur griffes si nécessaire. Il est à peine réveillé que son esprit fugue déjà, le trahit, et force sa conscience. Le monde est ainsi, lâche, cynique, cruel, opportuniste, lui aussi, que peut-il y faire ? Reviens, esprit, reviens vers la douceur, vers Claire. Claire sait que la naissance esquissée d’une épaule, la sophistication d’une doublure dévoilée, le noir jersey amoureux des courbes le plongent dans un état de délice absolu. Elle maîtrise parfaitement cet art évocateur. À chaque rencontre, il l’accueille d’un baiser tendre sur les lèvres. Et il aime la titiller de son indifférence, s’appliquant à garder le regard froid alors que ses pupilles ne perdent rien du spectacle. Le jeu s’instaure pour la soirée : elle, désirable, aux gestes vifs, lui, réservé, en retrait, presque arrogant. La conversation roule sur les derniers potins de la mode et les défilés qu’il met en scène pour les plus grands créateurs ou sur les dernières excentricités des hommes politiques qu’elle met en selle. Ils ont beaucoup de relations professionnelles communes. Chassé-croisé de deux mondes parallèles, futiles et décadents, financièrement juteux et surtout sources inépuisables de critique et de rire. Il sait qu’elle a quelques parts dans un club du Quartier latin, elle ne semble pas vraiment s’en préoccuper, et n’en parle jamais. Il réalise qu’il ne sait presque rien d’elle et c’est mieux ainsi. Rien ne peut venir ternir cet étrange amour. Leurs mains rythment leur bavardage et jouent la même partition depuis des années : il aime lui caresser, du bout des doigts, le poignet et les phalanges si fines ; elle aime caresser, du bout des doigts, sa paume charnue. La tension et le désir montent subrepticement en Claire, trahis par de timides rougeurs à la naissance de la clavicule et les gestes subtilement plus nerveux. Mais jamais elle ne se départit de son apparente sérénité face à son indifférence. Jamais il ne l’a vue en colère. Jusqu’à ce jeudi dernier, en fait, hier. À moins que ce ne soit il y a trois semaines. À moins que ce ne soit le mois dernier.

    Ils avaient dîné chez lui et il avait été particulièrement distant et froid, renonçant même au jeu de mains sur la table ; pourtant elle était attirante dans sa petite robe noire. Tandis qu’il l’admirait furtivement, il lui avait fallu faire appel à toute sa maîtrise pour ne pas se laisser submerger ; il avait feint une fatigue insurmontable et une grande morosité ; ce désir violent et primaire n’allait pas gâcher son plaisir d’esthète. Ils valaient tous deux mieux que cela. Après dîner, il se tenait à distance, dans le salon, caressant de la main les jantes chromées de son objet fétiche, une roue de MGA 1500. Il s’était offert cette voiture à la signature de son premier contrat publicitaire, l’avait revendue quelques années plus tard, mais, fétichiste, en avait gardé la roue de secours. Et elle lui était d’une grande aide dans les moments de tension ou de réflexion, ses doigts sautillant d’un rayon à l’autre ; il les comptait dans un sens et dans l’autre ; il ne tombait jamais juste, mais dans cet exercice répétitif, sa pensée se détendait comme en ce moment précis où il luttait contre son désir.

    Soudain Claire s’était figée, dans un mouvement de rotation, les yeux fixés sur la roue. Elle lui faisait penser à une panthère fauve, brusquement aux aguets, surprise une patte en l’air, la tête de côté, un papillon aux ailes éclatantes sur la truffe. Il aurait éclaté de rire si elle ne s’était tout de suite redressée, hautaine, et n’avait sifflé d’une voix étonnamment calme :

     Cher Nathan, ce dîner était le dernier. Je ne peux même pas dire que je ne suis que la cinquième roue du carrosse. Ton fétiche en a pris la place. Tu accordes à cet objet plus de caresses que tu ne m’en as jamais données. Et il t’a transformé en un monstre aussi froid que ce chrome. Que sa raideur te mange la cervelle et le corps à jamais ! Adieu Nathan.

    Et elle s’en était allée. Jamais elle n’avait été aussi belle que dans ce bref moment de colère : silhouette altière et fragile, lave incandescente du grand front arrogant, pommettes blanches d’indignation, bouche dédaigneuse, ligne oblique du cou… La composition est parfaite, en clair-obscur. Instantané. Nathan mémorise. Point d’orgue. Nathan exulte. Lui seul a été capable de l’amener à ce paroxysme de beauté. Lui seul a profité de cet unique instant. Elle est son chef d’œuvre, l’aboutissement de sa longue quête de désir transcendé. Nathan vibre.

    En un instant, le temps d’une jambe qui se déplie et s’étire, l’errance de sa pensée l’a mené de sa jouissance matinale à cette évidence, à ce coït absolu entre l’artiste et son œuvre, entre Dieu et sa créature.

    Et, en un instant, la douleur est là, fulgurante, stridente, impitoyable démone aux pouvoirs pétrifiants.

    * * *

    Claire s’assied face à Nathan. Sans un regard, elle lui prend la main, la retourne et caresse lentement l’intérieur de la paume ouverte. Elle n’a rien changé de leurs anciennes habitudes. Elle lui rend visite deux fois par semaine, dîne près de lui et s’esquive vers onze heures du soir. Ce rythme leur a convenu pendant tant d’années.

    Mais, ce soir, les yeux baissés, elle raconte.

    Elle raconte leur complicité d’enfant retrouvée à vingt-deux ans, leurs conversations de jeunes amants, sincères et passionnées, cette fusion de l’esprit et des corps, leur mariage à Reno, entre deux missions professionnelles, leur folie et leurs rires.

    Elle raconte enfin l’attente, les mois de fébrilité partagée, puis la naissance, l’ivresse du bonheur avec la petite Stella, leur étoile filante.

    Elle raconte la mort subite du nourrisson, la douleur, cette spirale brutale et violente, l’absence et la culpabilité, l’amour tout à coup délaissé, les désirs contrariés, le corps abandonné, l’immense détresse compensée en une quête de travail incessant.

    Elle raconte le pardonnable.

    Demain elle racontera l’indicible, l’inconcevable. Elle racontera l’indifférence. L’indifférence, cette sœur jumelle de la violence. L’indifférence, cette haine en creux, ce puits étroit, noir, sans fond dans lequel il l’oublie depuis tant de mois. L’indifférence, cette agonie lente, insipide, gluante comme une toile d’araignée, cet étouffement inéluctable. L’indifférence, ce crime si lisse, si parfait. Demain elle racontera l’impardonnable.

    Elle annoncera alors son départ vers l’Asie, dans quelques jours, le contrat accepté à Shanghai. Un espoir de non-retour, sa fuite loin de ses fantômes qui l’attirent vers un ailleurs inexorable.

    Elle l’annoncera, en voix off, sans bruit et sans paroles. Puis elle se lèvera, se dirigera vers le mur et les doigts encore vibrants de ce long monologue, elle caressera les jantes chromées, glissant sur les rayons, les pinçant entre le pouce et l’index, l’un après l’autre, lentement, très lentement. Jusqu’à reddition totale des émotions.

    Alors elle regardera l’homme impuissant et figé dans son fauteuil d’acier, l’homme dont seul le regard clair peut encore se mouvoir vers sa main et la caresser. Elle le regardera sans passion, sans désir, sans regret, sans colère. Elle sera enfin libre.

    ©IdR – 2015